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nous lui donnâmes ce que nous lui avions promis, et, après lui avoir recommandé de remercier encore de notre part la brave famille polonaise, nous lui dîmes adieu en lui souhaitant un bon voyage. Il disparut à grands pas.

Nous nous disposions à gagner la grand’route, qui n’était éloignée que de dix minutes de marche, lorsque nous fûmes entourés par cinq de ces Allemands qui nous sommèrent de leur laisser notre cheval pour le tuer et dirent que nous en aurions notre part. Deux le prirent par la bride, mais Picart, qui n’entendait pas de cette oreille, leur dit en mauvais allemand que, s’ils ne lâchaient la bride, il leur coupait la figure d’un coup de sabre. Il le tira du fourreau. Les Allemands n’en firent rien. Il le leur dit encore une fois. Pas plus de réponse. Alors il appliqua, aux deux qui tenaient la bride, un vigoureux coup de poing qui leur fit lâcher prise et les étendit sur la neige. Il me donna le cheval à tenir et dit aux deux autres : « Avancez, si vous avez de l’âme ! » Mais voyant que plus un ne bougeait, il tira de la marmite, qui était sur le cheval, trois morceaux de viande qu’il leur donna. Aussitôt, ceux qui étaient à terre se relevèrent pour avoir leur part. Comme je voyais qu’ils mouraient de faim, pour les dédommager d’avoir été maltraités, je leur donnai un morceau de plus de trois livres, qui avait été cuit au bivac, devant le lac. Ils se jetèrent dessus comme des affamés. Nous continuâmes à marcher.

Un peu plus loin, nous rencontrâmes encore deux feux presque éteints, autour desquels étaient plusieurs hommes sans vigueur. Deux seulement nous parlèrent ; un nous demanda s’il était vrai que l’on allait prendre des cantonnements, et un autre nous cria : « Camarades, allez-vous tuer le cheval ? Je ne demande qu’un peu de sang ! » À tout cela, nous ne répondîmes pas. Nous étions encore à une portée de fusil de la grand’route, et nous n’apercevions encore aucun mouvement de départ. Lorsque nous fûmes sur le chemin, je dis assez haut à Picart : « Nous sommes sauvés ! » Un individu qui se trouvait près de nous, enveloppé dans un manteau à moitie brûlé, répéta, en élevant la voix : « Pas encore ! » Il se retira en me regardant et en levant les épaules. Il en savait plus que moi sur ce qui se passait.