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Nous fîmes une soupe que nous dévorâmes de suite. Après avoir mangé, je me trouvai beaucoup mieux. Cette soupe au lait m’avait restauré l’estomac. Ensuite je me mis à réfléchir, la tête appuyée dans les deux mains. Picart me demanda ce que je pensais : « Je pense, lui dis-je, que, si je n’étais pas avec vous, mon vieux brave, et retenu par l’honneur et mon serment, je resterais ici, dans cette cabane, au milieu de cette forêt et avec ces bonnes, gens. — Soyez tranquille, me dit-il, j’ai fait un rêve qui m’est de bon augure. J’ai rêvé que j’étais à la caserne de Courbevoie, que je mangeais un morceau de boudin de la Mère aux bouts et que je buvais une bouteille de vin de Suresnes[1]. »

Pendant que Picart me parlait, je remarquai qu’il était fort rouge et qu’il portait souvent la main droite sur son front, et quelquefois à la place où il avait reçu son coup de balle. Je lui demandai s’il avait mal à la tête. Il me répondit que oui, mais que c’était probablement occasionné par la chaleur, ou pour avoir trop dormi. Mais il me sembla qu’il avait de la fièvre. Son voyage à la caserne de Courbevoie me faisait croire que je ne m’étais pas trompé : « Je vais continuer mon rêve, dit-il, et tacher de rejoindre la Mère aux bouts. Bonne nuit ! » Deux minutes après, il était endormi.

Je voulus me reposer, mais mon sommeil fut souvent interrompu par des douleurs que j’avais dans les cuisses, suite des efforts que j’avais faits en marchant. Il n’y avait pas longtemps que Picart dormait, lorsque le chien se mit à aboyer. Les personnes de la maison en furent surprises. Le vieillard, qui était assis sur un banc près du poêle, se leva et saisit une lance attachée contre un gros sapin qui servait de soutien à l’habitation. Il alla du côté de la porte ; sa femme le suivit, et moi, sans éveiller Picart, j’en fis autant, ayant toutefois la précaution de prendre mon fusil qui était chargé, et la baïonnette au bout du canon. Nous entendîmes que l’on dérangeait la première porte. Le vieil-

  1. La Mère aux bouts était une vieille femme qui venait tous les jours à six heures du matin à la caserne de Courbevoie, où nous étions, et qui, pour dix centimes, nous vendait un morceau de boudin long de six pouces et dont on se régalait tous les jours avant l’exercice, en buvant pour dix centimes de vin de Suresnes, en attendant la soupe de dix heures : quel est le vélite ou le vieux grenadier de la Garde qui n’ait connu la Mère aux bouts ? (Note de l’auteur.)