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pas ; c’était la chose dont j’avais le plus besoin, car la chaleur avait ravigoté la vermine qui me dévorait.

Les jeunes filles faisaient de grands yeux et tenaient dans les mains ce que nous leur avions donné, ne pouvant croire que c’était pour elles. Mais la chose qui leur fit le plus de plaisir fut les boutons dorés que nous leur donnâmes, ainsi qu’une bague en or que je pris plaisir à leur mettre aux doigts. Celle qui m’avait lavé les pieds ne fut pas sans remarquer que je lui donnais la plus belle. Il est probable que les Cosaques coupaient les doigts aux hommes morts, pour les prendre.

Nous fîmes présent au vieillard d’une grosse montre anglaise et de deux rasoirs, ainsi que de toute la monnaie russe, d’une valeur de plus de trente francs, dont une partie se trouvait aussi dans le portemanteau. Nous remarquâmes qu’il avait toujours les yeux fixés sur une grand’croix de commandeur, à cause du portrait de l’Empereur. Nous la lui donnâmes. Sa satisfaction serait difficile à dépeindre. Il la porta plusieurs fois à sa bouche et sur son cœur. Il finit par se l’attacher au cou avec un cordon en cuir, en nous faisant comprendre qu’il ne la quitterait qu’à la mort.

Nous demandâmes du pain. L’on nous en apporta un qu’ils n’avaient pas, disaient-ils, osé nous présenter, tant il était mauvais. Effectivement, nous ne pûmes en manger. Ce pain était fait d’une pâte noire, rempli de grains d’orge, de seigle et de morceaux de paille hachée à vous arracher le gosier. Il nous fit comprendre que ce pain provenait des Russes ; qu’a trois lieues de là les français les avaient battus, le matin, et leur avaient pris un grand convoi[1] ; que les juifs qui leur avaient annoncé cette nouvelle et qui se sauvaient des villages situés sur la route de Minsk, leur avaient vendu ce pain, qui n’était pas mangeable. Enfin, quoique, depuis plus d’un mois, je n’en avais pas mangé, il me fut impossible de mordre dedans, tant il était dur. D’ail-

  1. Le combat qui avait eu lieu avec les Russes et dont le Polonais voulait nous parler était une rencontre que le corps d’armée du maréchal Oudinot, qui n’était pas venu jusqu’à Moscou, car il avait toujours resté en Lithuanie, venait d’avoir avec les Russes qui venaient à notre rencontre, pour nous couper la retraite. Le maréchal les avait battus, mais, en se retirant, ils coupèrent le pont de la Bérézina. (Note de l’auteur.)