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de la paille, nous le mîmes autour de nous, en attendant de faire notre abri.

Picart, en prenant un morceau de viande cuite qui était dans la marmite, pour le faire dégeler, me dit : « Savez-vous que je pense souvent à ce que disait cet officier russe ? — Quoi ? lui dis-je. — Eh ! Me répondit-il, que l’Empereur était prisonnier avec la Garde ! Je sais bien, nom d’une pipe, que cela n’est pas, que cela ne se peut pas. Mais ça ne peut pas me sortir de ma diable de caboche ! C’est plus fort que moi, et je ne serai content que lorsque je serai au régiment ! En attendant, pensons à manger un morceau et à nous reposer un peu. Et puis, dit-il, en patois picard, nous boirons une tiote goutte ! »

Je pris la bouteille et la regardant à la lueur des flammes, je remarquai qu’elle tirait à sa fin. Picart n’aurait jamais dit : « Halte ! conservons une poire pour la soif ! » Il me dit seulement qu’il serait à désirer que quelque Tartare ou autre passât de notre côté afin de leur expédier une commission pour l’autre monde, comme à celui du matin, afin de renouveler notre bouteille, car « il paraît, dit-il, que tous ces sauvages-la en ont ! » Effectivement nous sûmes, par la suite, qu’on leur faisait des fortes distributions d’eau-de-vie, qu’on leur amenait, sur des traîneaux, des bords de la mer Baltique.

Le temps était assez doux pour le moment. Nous mangions, sans beaucoup d’appétit, le morceau de cheval cuit du matin, que nous étions obligés de présenter au feu, tant il était dur. Picart, en mangeant, parlait seul et jurait de même : « J’ai quarante Napoléons en or dans ma ceinture, me dit-il, et sept pièces russes aussi en or, sans les pièces de cinq francs. Je les donnerais toutes de bon cœur pour être au régiment. À propos, continua-t-il en me frappant sur les genoux, ils ne sont pas dans ma ceinture, car je n’en ai pas, mais ils sont cousus dans mon gilet blanc d’ordonnance que j’ai sur moi, et, comme l’on ne sait pas ce qui peut arriver, ils sont à vous ! — Allons, dis-je, encore un testament de fait ! Par la même raison, mon vieux, je fais le mien. J’ai huit cents francs, tant en pièces d’or, qu’en billets de banque et en pièces de cent francs. Vous pouvez en disposer, s’il plaît à Dieu que je meure avant de rejoindre le régiment ! »