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avec le même enthousiasme ; il en était de même dans les autres régiments.

Ce moment, vu les circonstances malheureuses où nous nous trouvions, fut sublime et, pour un instant, nous fit oublier nos misères : si les Russes se fussent trouvés à notre portée, eussent-ils été six fois plus nombreux que nous, l’affaire n’eut pas été douteuse, nous les aurions anéantis. Nous restâmes dans cette position jusqu’au moment où la droite de la colonne commença son mouvement.

Je n’avais pas oublié ma femme, et, en attendant que notre régiment se mît en marche, je fus sur la route pour la chercher, mais je ne la retrouvai plus. Elle avait été entraînée par le torrent de plusieurs milliers d’hommes des corps d’armée du prince Eugène, des maréchaux Ney et Davoust ; et d’autres corps qu’il était impossible de réunir et de faire marcher en ordre, car les trois quarts étaient ou malades ou blessés, et, généralement, démoralisés et indifférents à tout ce qui se passait. Ceux de ces corps qui marchaient encore en ordre s’étaient formés en colonne sur la gauche de la route où quelques-uns des traîneurs allaient encore, en passant, se réunir autour de leurs aigles.

C’est dans ce moment que je vis le maréchal Lefebvre, auprès duquel je me trouvais sans le savoir. Il était seul et à pied, un bâton à la main, et dans le milieu du chemin, s’écriant d’une voix forte, avec son accent allemand : « Allons, mes amis, réunissons-nous ! Il vaut mieux des bataillons nombreux que des brigands et des lâches ! » Le maréchal s’adressait à ceux qui, sans prétexte, ne marchaient jamais avec leurs corps, et qui étaient en arrière ou en avant, suivant les circonstances.

Je fis encore quelques recherches après ma femme, à cause du linge qu’elle m’avait promis et dont j’avais un extrême besoin de changer ; mais, peine inutile, je ne la revis plus et je me trouvai veuf d’elle, comme de mon sac.

J’avais, en marchant dans la cohue, dépassé de beaucoup le régiment : je me reposai près d’un feu de bivac de ceux qui venaient de partir.

Jusqu’à Krasnoé, j’avais toujours été d’un caractère assez gai, et au-dessus de toutes les misères qui nous accablaient ; il me semblait que, plus il y avait de danger et de peine,