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ils avaient les yeux ouverts comme s’ils eussent été encore en vie ; leurs corps étaient couverts de neige. Ces bœufs appartenaient à l’armée et n’avaient pu nous joindre ; le grand froid et le manque de vivres les avaient fait périr.

Toutes les maisons de cette misérable ville, ainsi qu’un grand couvent qui s’y trouve, étaient remplies de blessés, qui, en s’apercevant que nous les abandonnions aux Russes, jetaient des cris déchirants. Nous étions obligés de les abandonner à la brutalité d’un ennemi sauvage et sans pitié, qui dépouillait ces malheureux blessés, sans avoir égard ni à leur position, ni à leurs blessures.

Les Russes nous suivaient encore, mais mollement ; quelques pièces tiraient encore sur la gauche de la route, mais ils ne pouvaient nous faire grand mal ; le chemin sur lequel nous marchions était encaissé ; les boulets passaient au-dessus et ne pouvaient nous atteindre, et la présence du peu de cavalerie qui nous restait et qui marchait aussi sur notre gauche, les empêchait de nous aborder de plus près.

Lorsque nous fûmes à un quart de lieue de l’autre côté de la ville, nous fûmes un peu plus tranquilles ; nous marchions tristes et silencieux en pensant à notre position et à nos malheureux camarades que nous avions été forcés d’abandonner ; il me semblait les voir encore nous suppliant de les secourir ; en regardant derrière, nous en vîmes quelques-uns des moins blessés, presque nus, que les Russes avaient déjà dépouillés, et qu’ils avaient ensuite abandonnés ; nous fûmes assez heureux pour les sauver, au moins pour le moment ; l’on s’empressa de leur donner ce que l’on put pour les couvrir.

Le soir, l’Empereur coucha à Liadouï, village bâti en bois ; notre régiment alla établir son bivac un peu plus loin. En passant dans le village où était l’Empereur, je m’arrêtai près d’une mauvaise baraque pour me chauffer à un feu qui s’y trouvait ; j’eus le bonheur de rencontrer encore le sergent Guignard, mon pays, ainsi que sa cantinière hongroise, avec qui je mangeai un peu de soupe de gruau et un morceau de cheval qui me rendit un peu de force. J’en avais bien besoin, car j’étais faible, n’ayant, pour ainsi dire, rien mangé depuis deux jours. Il me conta que, pendant la bataille, leur régiment avait beaucoup souffert et qu’ils