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même sort, de manière que les faces du carré où les cuirassiers s’étaient présentés étaient couvertes d’hommes et de chevaux ; mais ils réussirent une troisième fois avec deux pièces de canon chargées à mitraille, qui écrasèrent le régiment. Alors ils entrèrent dans le carré et achevèrent le reste à coups de sabre : ces malheureux, presque tous jeunes soldats, ayant en partie les pieds et les mains gelés, ne pouvant plus faire usage de leurs armes pour se défendre, furent presque tous massacres.

Cette scène se passait devant nous, sans pouvoir leur porter secours ; onze hommes rentrèrent ; le reste fut tué, blessé ou prisonnier, et conduit à coups de sabre dans un petit bois qui était en face de nous ; le colonel lui-même[1], couvert de blessures, ainsi que plusieurs officiers, furent prisonniers.

J’oubliais de dire qu’au moment où nous nous mettions en bataille, le colonel avait commandé : « Drapeaux, guides généraux sur la ligne ! » que je me portai guide général de droite de notre régiment ; mais l’on oublia de nous faire rentrer et, comme j’avais pour principe de rester à mon poste, tel qu’il fût, je restai dans cette position, la crosse du fusil en l’air, pendant près d’une heure, et malgré les boulets à qui je pouvais servir de point de mire, je ne bougeais pas.

Pendant ce temps, et au moment où l’artillerie russe faisait le plus de ravage dans nos rangs, le colonel eut un pressant besoin (besoin naturel) ; la position et le lieu ne convenaient pas beaucoup pour une pareille besogne, mais, comme la chose pressait, il prit son parti et, se retirant à environ soixante pas du régiment, et le derrière tourné à l’ennemi, il acheva tranquillement son affaire. Si quelque chose le gênait, c’était le froid, mais pour les Russes à qui il servait de point de mire, cela ne l’inquiétait pas, quoiqu’il pouvait bien les voir, et c’est en se relevant de cette position qu’il commanda : « Drapeaux et guides généraux à vos places ! »

Il pouvait être deux heures, et déjà nous avions perdu le tiers de notre monde, mais les fusiliers-chasseurs avaient été

  1. Colonel Luron. (Note de l’auteur.)