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Au moment où nous prenions position sur le bord de la route pour nous mettre en bataille et faire face à l’ennemi, je marchais avec deux de mes amis, Grangier et Leboude, derrière l’adjudant-major Delaitre, et, au moment où les Russes commençaient à nous apercevoir, leur artillerie, qui n’était pas éloignée à une demi-portée, nous lâcha sa première bordée. Le premier qui tomba fut l’adjudant-major Delaitre : un boulet lui coupa les deux jambes, juste au-dessus des genoux et de ses grandes bottes à l’écuyère ; il tomba sans jeter un cri, ni même pousser une plainte. Dans ce moment, il tenait son cheval par la bride, qu’il avait passée dans son bras droit, et marchait à pied. À peine fut-il tombé, que nous arrêtâmes, parce que, de la manière dont il était tombé, il barrait le petit chemin sur lequel nous marchions. Il fallait, pour continuer à marcher, enjamber au-dessus, et, comme je marchais après lui, je fus obligé de faire ce mouvement.

En passant, je l’examinai : il avait les yeux ouverts ; ses dents claquaient convulsivement les unes contre les autres. Il me reconnut et m’appela par mon nom. Je m’approchai pour l’écouter. Alors il me dit d’une voix assez haute, ainsi qu’aux autres qui le regardaient : « Mes amis, je vous en prie, prenez mes pistolets dans les arçons de la selle de mon cheval et brûlez-moi la cervelle ! » Mais personne n’osa lui rendre ce service, car, dans une semblable position, c’en était un. Sans lui répondre, nous passâmes en continuant notre chemin, et fort heureusement, car nous n’avions pas fait six pas, qu’une seconde décharge, probablement de la même batterie, vint abattre trois autres hommes parmi ceux qui nous suivaient et que l’on fit emporter de suite, ainsi que l’adjudant-major.

Depuis la pointe du jour, l’on voyait l’armée russe qui, de trois côtés, devant nous, à droite et derrière, avec son artillerie, faisait mine de vouloir nous entourer. Dans ce moment, un instant après que l’adjudant-major venait d’être tué, l’Empereur arriva ; nous venions de terminer notre mouvement : alors la bataille commença.

Avec son artillerie, l’ennemi nous envoyait des bordées terribles qui, à chaque fois, portaient la mort dans nos rangs. Nous n’avions, de notre côté, pour leur riposter, que