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d’amitié que l’on puisse donner à un camarade dans une situation où, pour de l’or, l’on ne pouvait rien trouver.

Le 14 au matin, l’Empereur partit de Smolensk avec les régiments de grenadiers et de chasseurs ; nous les suivîmes, quelque temps après, en faisant l’arrière-garde, laissant derrière nous les corps d’armée du prince Eugène, Davoust et Ney réduits à peu de monde ; en sortant de la ville, nous traversâmes le Champ sacré, appelé ainsi par les Russes. Un peu plus loin de Korouïtnia[1] se trouve un ravin assez profond et encaissé ; étant obligés de nous arrêter afin de donner le temps à l’artillerie de le traverser, je cherchai Grangier, ainsi qu’un autre de mes amis, à qui je proposai de le traverser et de nous porter en avant pour ne pas nous geler à attendre ; étant, de l’autre côté, forcés de nous arrêter encore, nous remarquâmes trois hommes autour d’un cheval mort ; deux de ces hommes étaient debout et semblaient ivres, tant ils chancelaient. Le troisième, qui était un Allemand, était couché sur le cheval. Ce malheureux, mourant de faim et ne pouvant en couper, cherchait à mordre dedans ; il finit par expirer dans cette position, de froid et de faim. Les deux autres, qui étaient deux hussards, avaient la bouche et les mains ensanglantées ; nous leur adressâmes la parole, mais nous ne pûmes en obtenir aucune réponse : ils nous regardèrent avec un rire à faire peur, et, se tenant le bras, ils allèrent s’asseoir près de celui qui venait de mourir, où, probablement, ils finirent par s’endormir pour toujours.

Nous continuâmes à marcher sur le côté de la route, afin de gagner la droite de la colonne et, de là, attendre notre régiment près d’un feu abandonné, si toutefois nous avions le bonheur d’en trouver. Nous rencontrâmes un hussard, je crois qu’il était du 8e régiment, luttant contre la mort, se relevant et tombant aussitôt. Malgré le peu de moyens que nous avions de donner des secours, nous avançâmes pour le secourir, mais il venait de tomber pour ne plus se relever. Ainsi, à chaque instant, l’on était obligé d’enjamber au-dessus des morts et des mourants.

Comme nous continuions toujours, quoique avec beaucoup

  1. Korouïtnia, petit village. (Note de l’auteur.)