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la même âme, les mêmes joies, les mêmes douleurs, et qu’elles ont passé, comme nous passerons, devant cette figure du ciel qui n’a pas bougé, qui ne s’est pas doutée de ces joies et de ces douleurs ? Lorsque ces idées me prennent, lorsque je songe aux pauvres êtres que nous sommes, avec toutes nos agonies qui ne remueraient pas un atome de cette immensité, je me demande : Que signifient nos lois, nos mœurs, nos préjugés ? Quelle vanité de croire que nous importons en quoi que ce soit à cette magnifique, à cette éternelle, à cette impassible nature ! … Je me dis : Il n’y a qu’une chose de vraie ici-bas, s’assouvir le cœur, sentir et aller jusqu’au bout de tous ses sentiments, désirer et aller jusqu’au bout de tous ses désirs, vivre enfin sa vie à soi, sa vie sincère, en dehors de tous les mensonges et de toutes les conventions, avant de sombrer dans l’inévitable néant… »

Il y avait quelque chose d’affreux à entendre cette belle jeune femme prononcer des paroles d’un si farouche nihilisme par cette belle nuit et devant ce beau paysage. Pour Mme Brion, si pieuse et si tendre, ces phrases étaient plus pénibles encore, dites de la même voix qui tout à l’heure indiquait au croupier où poser le dernier enjeu. Elle admirait tellement Ely pour cette haute intelligence qui lui permettait de lire tous les livres, d’écrire en quatre ou cinq langues, de causer sur toutes les matières, avec les hommes les plus distingués ! Élevée jusqu’à dix-sept ans d’après les