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n’avaient pas ce luisant heureux ou passionné des yeux d’Orient. Ils étaient d’une nuance indécise, bruns, tirant sur le jaune, avec quelque chose d’inéclairable dans leur prunelle, comme si une détresse intime en ternissait le regard. Il s’y lisait un si profond ennui, une lassitude tellement irrémédiable, qu’après avoir une fois discerné cette expression, malgré soi l’on se prenait à plaindre cette femme si comblée en apparence, et l’on éprouvait le besoin d’obéir à ses moindres désirs pour que cet admirable visage n’eût pas ce regard-là, ne fût-ce qu’une seconde. Mais, sans doute, c’était un simple effet de physionomie et qui n’avait rien à voir avec l’âme, car ces yeux gardaient cette expression singulière à ce moment même où la baronne Ely se livrait à la fantaisie folle de son jeu. Elle avait du gagner, depuis que Corancez l’avait quittée, des sommes énormes : une liasse de billets de mille francs — cinquante peut-être — s’entassait devant elle, et toute une architecture de pièces de vingt ou de cent francs rangées par colonnes. Ses doigts gantés, armés d’un peut râteau, manœuvraient cet amas d’or et de papier avec une dextérité gracieuse, et — ce qui lui valait cette fièvre de curiosité autour de ses martingales — elle risquait à chaque coup le maximum de la mise : neuf louis en plein sur un seul chiffre, celui de son âge : 31, un nombre égal de louis sur les carrés, et six mille francs sur la noire. Les alternatives de ses pertes et de ses gains étaient si fortes, et elle les supportait avec