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Moi, un Judas ? Moi, un traître ? … Mais regarde-moi donc en face. Tu m’as outragé, menacé, presque frappé… et, tu vois, — je n’ai rien dans le cœur pour toi que cette amitié, aussi complète, aussi tendre, aussi vivante qu’hier, qu’avant-hier, qu’il y a dix ans, qu’il y a vingt ans… Moi, m’être joué de toi, t’avoir trompé ! Non, tu ne peux pas le croire, tu ne le crois pas… Notre amitié ! Tu sais bien qu’elle n’est pas morte, qu’elle ne peut pas mourir… Et tout cela, » son accent se fit violent et amer à son tour, « à cause d’une femme ! … Une femme a passé entre nous, et tu as tout oublié, tout renié. » Je t’en supplie, Pierre, reprends-toi, reviens-moi, dis que tu m’as parlé dans l’égarement, que tu n’as cessé de m’aimer et de croire que je t’aime. Je te le demande au nom de notre enfance, de ces heures naïves où nous nous sommes attachés l’un à l’autre en nous désolant de n’être pas de vrais frères. As-tu un souvenir, un seul, de ces temps-là, auquel je ne sois pas mêlé ? … Moi, t’effacer de ma vie, ce serait du coup détruire tout mon passé, tout celui dont je suis fier, auquel je retourne chaque fois que je veux me laver des misères du présent… Reviens-moi, je te le demande au nom de notre jeunesse, au nom de ce qu’elle eut de plus beau, de plus grand, de plus pur. En 70, lorsque tu as voulu t’engager, tu as couru chez moi, tu te rappelles ? Tu m’as trouvé qui allais chez toi. Et te souviens-tu comme nous nous sommes embrassés ? Ah ! si quelqu’un nous avait dit alors qu’un jour arriverait