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l’autre canapé, et s’y asseoir, sans se douter qu’il y a là trois paires d’yeux occupées à le considérer. Un joueur décavé se brûlerait la cervelle à côté de lui, que le coup de pistolet ne lui ferait point tourner la tête. Il ne l’entendrait même pas… »

Le jeune homme que le Méridional désignait à ses compagnes semblait en ce moment absorbé dans ses pensées d’une façon si profonde, en effet, si totale, si mélancolique aussi, qu’elle justifiait l’hypothèse railleuse de Corancez. Si la conjuration d’un mariage secret, ébauchée dans ce décor de plaisir et parmi cette foule luxurieuse, pouvait passer pour un étrange paradoxe, la rêverie de celui que Corancez avait appelé son « vieux camarade » — ils avaient été au collège ensemble à Paris pendant deux ans — était plus étrange et plus paradoxale encore. Entre cette cohue bourdonnante et l’hypnotisme intérieur auquel Pierre Hautefeuille était en proie, le contraste semblait trop fort. Visiblement, aucune n’existait pour lui des deux mille personnes éparses dans les salons, du moment que quelqu’un ne s’y trouvait pas. Et qui ce quelqu’un pouvait-il être, sinon une femme ? L’amoureux déçu s’était laissé tomber, plutôt qu’il ne s’était assis, sur le canapé qui faisait pendant à celui de Corancez et de ses deux complices. Il s’y tenait, le coude sur un des bras du meuble et le front sur sa main, dans une pose abandonnée qui ne se surveillait plus. Ses doigts fins, en relevant un peu ses cheveux, découvraient un front