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naufrage national, tous deux s’étaient engagés ; tous deux avaient fait la guerre ensemble. La première tombée de neige, dans l’hiver de cette terrible campagne, les avait trouvés bivouaquant sur la Loire. Elle avait comme baptisé d’un baptême héroïque cette camaraderie de deux collégiens devenus soldats dans le même bataillon, et ils avaient appris à s’estimer l’un l’autre, autant qu’ils s’aimaient, en risquant leur vie côte à côte, simplement, bravement, obscurément. Chez tous les deux, on l’a vu, ces souvenirs de leur jeunesse étaient demeurés bien intacts et bien vivants, — mais chez Olivier davantage. C’étaient les seuls auxquels ne fût mêlée aucune amertume, aucune souillure. Avant eux, orphelin de père et de mère, livré à la tutelle d’un oncle cyniquement égoïste, il n’avait connu de la famille que ses tristesses. Après eux, sensuel et jaloux, défiant et despotique, il n’avait connu de l’amour que ses rancœurs et ses âcretés. En faut-il davantage pour expliquer à quel degré cet être illogique et passionné, inquiet et désenchanté, devait être ému par la seule idée d’une femme soudain dressée entre son ami et lui, — et quelle femme, si c’était cette Mme de Carlsberg, tant haïe, tant méprisée, tant condamnée par lui autrefois !

Durant la nuit qui suivit cette soirée du premier soupçon, — nuit passée tout entière à discuter une par une les possibilités d’une aventure de cœur entre Ely et Hautefeuille, —l’imagination d’Olivier n’avait que deux données précises auxquelles se prendre : le caractère de son ami