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jusqu’à lui faire mal. En rappelant à Pierre, la veille, leur promenade dans les montagnes d’Auvergne, il avait pensé tout haut comme il pensait tout bas sans cesse, prenant et reprenant, avec une puissance maladive d’imagination rétrospective, des heures, des minutes à jamais finies, les ranimant, les ravivant, les revivant, et sans cesse il tarissait en lui, par ce rappel de la sensibilité passée, toute la sensibilité présente. Aux places ou il avait été une fois blessé, il ne laissait pas se former de cicatrice, et ses plus anciennes plaies étaient toujours prêtes à saigner. Cette singularité malheureuse de sa nature lui eût, en toutes circonstances, rendu émouvante une rencontre avec Mme de Carlsberg, même si son plus cher ami de jeunesse n’y eût pas été mêlé, et de même, il n’eût jamais appris sans trembler que cet ami était devenu amoureux. Il le savait trop tendre de cœur, trop désarmé, trop vulnérable. Là encore, il était la victime d’une anomalie de sensibilité rétrospective : l’amitié, au degré exalté où il l’éprouvait pour Hautefeuille, est bien plutôt un sentiment de la dix-huitième année que de la trentième. C’est dans la première jeunesse, quand l’âme est toute innocence, toute fraîcheur, toute pureté, qu’apparaissent, pour s’en aller si vite, ces ferveurs de compagnonnage, ces enthousiasmes de fraternité élective, cette amitié passionnée, susceptible, absolue. Plus tard, les intérêts et les expériences ont trop individualisé la personne pour ne pas l’isoler, la communion complète de