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de son bonheur dans l’expression du visage de celui qu’elle aime ! En se donnant, ne lui a-t-elle pas donné la plus irréparable des preuves d’amour, celle aussi que la brutalité de l’homme convoite le plus et respecte le moins ? S’il allait être déjà fatigué d’elle, pour qui ce dernier, ce suprême abandon de sa personne est le commencement d’un rêve, l’entrée dans le mystérieux univers de la passion partagée ? S’il allait l’estimer moins des pudeurs qu’elle lui a sacrifiées, de la volupté même qu’elle a goûtée dans ses bras ? S’il allait ne lui montrer que la joie de l’orgueil masculin satisfait de sa victoire, quand elle arrive, elle, avec tous les mercis dans le cœur et dans les yeux, toutes les soumissions dans la voix ? Et quel réchauffement, quel renouveau de délices pour elle, quand elle reconnaît, comme Ely de Carlsberg, au premier regard, que son amant vibre à l’unisson de ses troubles intimes, qu’il est aussi délicat, aussi tendre, aussi amoureux que la veille ! Cette simultanéité dans l’émotion fut pour la charmante femme une douceur si profonde, si pénétrante, qu’elle aurait voulu se mettre à genoux devant Pierre, tant elle l’adorait d’être pareil à son désir, et elle lui disait, assis tous deux comme la veille, à côté l’un de l’autre, et regardant le golfe se développer et Gênes la Superbe surgir des flots : — « Es-tu comme moi ? … Avais-tu peur à la fois et besoin de me revoir, comme j’avais peur et besoin de te revoir ? Avais-tu une autre peur, comme moi, celle d’expier bientôt tant de bonheur ? Sentais-tu l’appréhension d’une catastrophe ?