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s’envelopper d’un manteau, elle dit encore, d’un accent qui contrastait avec l’insignifiance du détail remarqué ainsi : « Voyez comme la mer a changé, avec le soleil qui s’abaisse… Elle est devenue sombre, presque noire… Le ciel s’est foncé… On dirait que toute la nature, elle aussi, a eu froid tout d’un coup… C’est bien beau encore, mais d’une beauté ou l’on sent l’ombre qui vient ! … »

En effet, par un de ces phénomènes d’atmosphère plus rapides en Provence que partout ailleurs, la radieuse et presque brûlante après-midi venait de s’interrompre brusquement, et le soir d’arriver en quelques minutes. La Jenny continuait d’avancer sur une mer qui n’avait ni plus de houle, ni plus de rides ; mais les mâts, les vergues, la cheminée allongeaient sur cette mer une ombre démesurée. Le soleil, presque au ras de l’horizon, n’envoyait plus de rayons assez chauds pour dissiper le brouillard indistinct et glacé qui montait, montait, engluant déjà de son suintement les cuivres et les boiseries du bateau. Le bleu de cette mer immobile s’épaississait jusqu’au noir, tandis que l’azur du ciel sans nuage pâlissait, froidissait, se neutralisait. Un quart d’heure s’écoula ainsi ; puis, lorsque le globe du soleil toucha l’horizon, l’incendie démesuré du couchant éclata sur ce ciel et sur cette mer. Toute côte avait disparu, en sorte que les passagers du yacht, maintenant remontés sur le pont, n’avaient devant eux que l’eau et le ciel, le ciel et l’eau, ces deux immensités