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il le sentait, où Ely serait à lui tout entière. Quel homme, ayant aimé et respecté celle qu’il aimait, ne se rappelle, avec un attendrissement qui lui fait mal, des instants pareils et cette inexprimable douceur : la certitude d’avant, plus enivrante, plus puissante que la reconnaissance d’après ? Mais combien rares ceux qui ont pu, comme Pierre Hautefeuille, goûter, savourer cette sensation exquise dans un décor de nature, lumineux, immense, traversé par tous les souffles vivifiants de la mer et du ciel ? Combien rares ceux pour qui cette créature inoubliable et unique, la première vraie maîtresse, a eu cet attrait, par-dessus les autres, d’être l’Étrangère, la femme mystérieuse et ensorcelante comme une fleur irrespirée, comme une musique inentendue ? Cette totale absence d’analogie entre Ely et les autres femmes qu’il avait pu rencontrer achevait d’endormir chez le jeune homme le naïf remords de ses quelques expériences passées, et de même il oubliait ce qui faisait l’arrière-fond criminel, — ce qui eût dû faire l’arrière-fond douloureux de cette heure enivrante : — Ely était mariée. Elle s’était donnée à un premier homme, et, lui vivant, elle n’avait pas le droit de se donner à un second. Pierre n’était pas assez religieux pour respecter dans le mariage le caractère mystique du sacrement. Pourtant il gardait trop profonde en lui l’empreinte de son éducation, ses souvenirs de famille étaient trop honnêtes, surtout il était trop épris de loyauté pour ne pas répugner de tout son cœur aux tristesses et