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chances d’être meurtrier. Le noble et nostalgique Vigny a raconté dans son Chatterton, dans son Moïse, dans ses Destinées, le heurt du poète qui n’est que poète contre les nécessités de la civilisation actuelle. Démocratique, en effet, comme il est, scientifique et utilitaire , notre monde ne se prête guère à l’emploi complet des facultés que suppose la création des beaux vers. L’âme poétique est brillante et généreuse, mais il lui faut aussi les conditions d’une vie exceptionnelle, les longues paresses, la volupté des songes, le raffinement du décor, les complications du sentiment. Comme elle est naturellement héroïque à la fois et enfantine, elle souhaite la gloire ; et, comme elle est tendre, elle souhaite la sympathie. Ce désir d’être soulevé par l’applaudissement des foules et d’en devenir le porte-parole inspiré n’a-t-il pas précipité un génie comme celui de Lamartine dans les misères de la politique quotidienne ? D’autre part, le sens exact du réel n’est pas souvent uni aux grands pouvoirs de l’imagination. Shelley l’a trop attesté, ainsi que Musset, ainsi que ce même Lamartine et que tant d’autres. Il suit de là que le poète éprouve d’ordinaire une difficulté de s’accommoder à son milieu, — difficulté d’autant