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tion colorée et vivante des choses qui est le caractère propre de l’esprit poétique ; son procédé habituel n’est pas la notation abstraite, c’est la vision évocatrice ; — évocatrice ? Et de quoi, sinon de cette même réalité que la Science résume dans ses formules ? C’est ici le terrain d’union des deux puissances rivales. Imaginons qu’un poète contemple une des lois découvertes par le savant. Sera-t-il en contradiction avec cette loi s’il aperçoit derrière elle, et à l’état d’images, les faits que le savant a décomposés, puis réunis pour en dégager une sorte de résidu tout intellectuel ? Non, certes ; et Lucrèce en a fourni une preuve saisissante lorsqu’il a esquissé dans son quatrième livre une théorie de l’amour fondée sur les hypothèses du sensualisme. Au lieu de dessiner, comme un psychologue pur, seulement la ligne extérieure et la formule abstraite de ces faits qui sont les sensations, il évoque ces sensations elles-mêmes, il les éprouve, il les traduit avec leur saveur entière. C’est bien la doctrine de ses maîtres qu’il expose, mais il a laissé s’accomplir en lui un travail de poésie, une résurrection intégrale de l’élément vivant sur lequel ils ont spéculé. Dans l’espèce, les idées sur lesquelles il a exécuté cet effort sont inexactes ;