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M. Leconte de Lisle, et cela, depuis la publication de son premier recueil de vers. Il a bien fallu lui reconnaître la magnificence de la forme poétique, le pouvoir d’évocation visionnaire, la solidité du verbe, l’ampleur de la période, la justesse merveilleuse de l’image. Mais les adversaires du poète ont voulu ne voir dans ces qualités que l’effort d’une rhétorique supérieure, et ils lui ont nié cette flamme de la vie sans laquelle l’art d’écrire se réduirait, en effet, à un jeu de patience intellectuel. La vertu vraie d’une œuvre ne réside-t-elle pas dans la partie nécessaire et inévitable, celle que l’artiste a composée, comme il respire, comme il marche, comme il aime, sous la pression d’une force intérieure qui le contraignait à prolonger son rêve dans de certaines formes de phrases, de même qu’elle le contraint à faire de certains gestes, à éprouver de certaines émotions, à vivre enfin une certaine vie ? Comme il y a dans la nature humaine une imbrisable unité, il est évident que l’œuvre de littérature ou d’art conçue et produite ainsi par une nécessité profonde doit manifester tout l’homme qui la conçoit et qui la produit, avec son sens particulier du monde et de lui-même, avec sa façon ou tendre ou amère de goûter le