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LE DISCIPLE

« je ne serai pas chez moi avant trois heures. Mme Greslou doit venir à quatre… Il n’y a pas moyen que je me remette au travail… Voilà qui est bien désagréable… » Et il prit sur-le-champ la résolution de placer à ce moment sa promenade quotidienne, d’autant plus qu’il pouvait gagner le jardin des Plantes le long du fleuve et par la Cité, dont il aimait la physionomie vieillie et la provinciale douceur. Le ciel était bleu, de son bleu clair des jours de gelée, vaguement teinté de violet à l’horizon. La Seine coulait sous les ponts, verte et gaiement laborieuse, avec ses bateaux chargés où fume la cheminée d’une petite maison de bois aux vitres garnies de plantes familières. Sur le pavé sec les chevaux trottaient allégrement. Si le philosophe perçut tous ces détails, dans le temps qu’il mit à gagner le trottoir du quai avec les précautions d’un rural effrayé des voitures, ce fut pour lui une sensation plus inconsciente encore que d’habitude. Il continuait de penser à la révélation surprenante que le juge venait de lui faire. Mais la tête d’un philosophe est une machine si particulière que les événements n’y produisent pas l’impression directe et simple qui semble naturelle aux autres personnes. Celui-ci était composé de trois individus comme emboîtés les uns dans les autres : il y avait en lui le bonhomme Sixte, vieux garçon asservi aux soins méticuleux de sa servante et soucieux d’abord de