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LE DISCIPLE

intelligible ce personnage abstrait, rencontre d’un cerveau tout-puissant dans le domaine des idées et d’un naïf, d’un timide, presque d’un comique dans le domaine des faits. Il continua de n’y rien comprendre, et il reprit son récit : « Quoique le médecin appelé à la hâte ne fût qu’un modeste praticien de campagne, il n’hésita pas une minute à reconnaître que l’aspect du cadavre démentait l'idée d’une mort naturelle. Le visage était livide, les dents serrées, les pupilles dilatées extraordinairement, et le corps, courbé en arc de cercle, reposait sur la nuque et sur les talons. Bref, c’étaient les signes classiques de l’empoisonnement par la strychnine. Un verre, placé sur la table de nuit, contenait les dernières gouttes d’une potion que Mlle de Jussat-Randon avait dû prendre la veille au soir ou pendant la nuit, comme c’était son habitude, pour combattre l’insomnie. Elle souffrait depuis un an à peu près d’une maladie nerveuse. Le docteur analysa ces gouttes, et il y trouva des traces de noix vomique. C’est, comme vous savez, une des formes sous lesquelles le terrible poison se débite dans la médecine actuelle. Une petite bouteille sans étiquette, contenant quelques gouttes de couleur sombre, fut ramassée presque aussitôt par un jardinier, sous les fenêtres de la chambre. On avait dû la jeter pour qu’elle se brisât, mais elle était tombée sur de la terre meuble, dans une plate-bande fraîchement re-