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LE DISCIPLE

nature sans cesse en train de se faire et se défaire, sans point de départ, sans point d’arrivée, par le seul jeu de la cellule primitive, que ce travail parallèle de l’âme humaine reproduisant, sous forme de pensées, d’émotions et de volontés, le mouvement de la vie physiologique. Il se plongeait dans la contemplation de ces idées avec une espèce de vertige, il les sentait avec tout son être, en sorte que ce bonhomme assis à sa table, servi par la vieille bonne qui cuisinait à côté, dans un bureau garni de rayonnage encombrés, la mine chétive, les pieds dans sa chancelière, le torse pris dans un paletot râpé, participait en imagination au labeur infini de l’univers. Il vivait la vie de toutes les créatures. Il revêtait toutes les formes, sommeillant avec le minéral, végétant avec la plante, s’animant avec les bêtes rudimentaires, se compliquant avec les organismes supérieurs, homme enfin et s’épanouissant dans les amplitudes d’un esprit capable de refléter le vaste monde. Ce sont ces délices des idées générales, analogues à celles de l’opium, qui rendent ces songeurs indifférents aux menus accidents du monde extérieur, et aussi, pourquoi ne pas le dire ? presque absolument étrangers aux affections ordinaires de la vie. Nous ne nous attachons qu’à ce que nous sentons bien réel ; or, pour ces têtes singulières, c’est l’abstraction qui est la réalité, et la réalité quotidienne une ombre, une épreuve