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LE DISCIPLE

ce suicide : Charlotte a pris dans la fiole de poison achetée par moi ce qu’elle a cru devoir suffire à sa mort. Elle a fait cela le jour même où elle a lu mon journal. J’ai retrouvé en effet la serrure du cahier forcée. Je ne m’en étais seulement pas aperçu, tant j’avais l’âme ailleurs qu’à ces notes stériles. Elle eut soin, pour détourner mes soupçons, de remplacer par de l’eau la quantité de noix vomique ainsi dérobée. Elle a jeté le flacon qui lui avait servi par la fenêtre, parce qu’elle n’a pas voulu que son père ou sa mère apprissent son suicide autrement que par son frère. Et moi qui savais toute la vérité sur cet horrible drame, moi qui pouvais du moins donner mon journal comme une présomption de mon innocence, je l’ai détruit, ce journal, au sortir de mon premier interrogatoire ; j’ai refusé de parler, de me défendre, — à cause de ce frère. Je vous l’ai dit, j’avais vidé jusqu’au fond la coupe des humiliations et je n’en voulais plus. Je n’en veux plus. Cet homme que j’ai tant envié dès le premier jour, cet homme qui me représente la morte maintenant et qui, sachant toute la vérité, lui aussi, doit me considérer comme le dernier des derniers, je ne veux pas qu’il ait le droit de me mépriser entièrement, et il ne l’a pas. Il ne l’a pas, parce que nous nous taisons tous deux. Mais nous taire, — pour moi, c’est risquer ma tête afin de sauver l’honneur de la morte, — et pour lui, c’est immoler un innocent à cet honneur.