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LE DISCIPLE

puisque aucun signe ne m’avertissait qu’à chaque fois j’atteignais celle que je visais, droit ou cœur. Cette incertitude absolue, je l’avais d’abord interprétée à mon avantage. Puis, quand la mère eut quitté le château pour rejoindre sa fille, je me vis dans l’impossibilité d’écrire à nouveau, et je trouvai dans le silence de Charlotte la preuve la plus évidente, non point qu’elle ne m’aimait pas, mais qu’elle mettait toute sa volonté à vaincre cet amour et qu’elle y réussirait. « Hé bien ! » me dis-je, « il faut y renoncer, puisque je ne peux plus l’atteindre, et voilà qui est fini… » Je me prononçais cette phrase à voix haute, seul dans ma chambre, on entendant rouler la voiture qui, cette fois, emportait la marquise. M. de Jussat et Lucien l’accompagnaient jusqu’aux Martres-de-Veyre, où elle allait prendre le train. « Oui, » répétai-je, « voilà qui est fini. Qu’est-ce que cela me fait, puisque je ne l’aime pas ?… » À la minute, cette idée me laissa relativement tranquille, et sans autre trouble qu’une sensation vague de gêne à la poitrine, comme il arrive dans les vives contrariétés. Je sortis, afin de secouer même cette gêne, et, par une de ces bravades solitaires avec lesquelles je me plaisais à me prouver ma force, je me dirigeai vers la place où j’avais osé parler de mon amour à Charlotte. Afin de mieux m’attester ma liberté d’âme, j’avais pris sous mon bras un livre nouveau que je