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LE DISCIPLE

sipée par un fait inattendu. Le marquis écrivit qu’il rentrait au château, mais seul, Mlle de Jussat, toujours souffrante, restait à Paris, installée chez une sœur de sa mère. Lorsque la marquise nous communiqua cette nouvelle, nous étions à table. J’entrai dans un spasme de colère si violent qu’il m’étonna moi-même, et que je dus, sous le prétexte d’un éblouissement subit, quitter le dîner. J’aurais crié, brisé un objet, manifesté par quelque folie le mouvement de rage qui me secouait l’âme. Dans la fièvre de vanité qui m’exaltait depuis le départ de Charlotte, j’avais tout prévu, excepté que cette jeune fille aurait assez de caractère, même amoureuse, pour ne pas rentrer à Aydat. C’était si simple, le moyen qu’elle avait trouvé d’échapper à son sentiment ; si simple, mais si souverain, si définitif. La merveilleuse tactique de ma psychologie devenait aussi vaine que le mécanisme du canon le plus savant contre un ennemi réfugié hors de portée. Que pouvais-je sur elle, si elle n’était pas là ? Bien, absolument rien, et la rejoindre, m’était interdit. La vision de mon impuissance surgit si forte, si douloureuse, elle remua si profondément mon système nerveux, que je ne dormis ni ne mangeai entre cette lettre et l’arrivée du marquis lui-même. J’allais apprendre si cette résolution excluait toute espérance de contre-ordre, s’il ne restait aucune chance que la jeune fille revînt pour la