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LE DISCIPLE

semble absurde, au premier abord, que de courtiser une vierge soit plus difficile que de s’attaquer à une femme qui s’est donnée et qui, sachant tout, peut mieux se défendre. Cela est ainsi pourtant. Du moins je l’ai subi, moi, avec une force singulière, ce recul forcé devant l’innocence. Souvent, lorsque je sentais entre Charlotte et moi cette invincible barrière, je me suis rappelé la légende des Anges gardiens, et j’ai compris la naissance de cette poétique imagination du catholicisme. Réduit à sa réalité par l’analyse, ce phénomène prouve simplement que, dans les rapports entre deux êtres, il y a une réciprocité d’action de l’un sur l’autre, même à l’insu de cet un et de cet autre. Si par calcul je m’efforçais d’apprivoiser cette jeune fille en lui ressemblant, je subissais sans calcul la force de la suggestion morale que dégage tout caractère très vrai. L’extrême simplicité de son âme triomphait par instants et de mes idées, et de mes souvenirs, et de mes désirs. Enfin, tout en jugeant cette faiblesse indigne d’un cerveau comme le mien, je respectais Charlotte — ah ! qu’on est ouvert à l’envahissement des préjugés ! — comme si je n’avais pas su la valeur de ce mot respect et qu’il représente la plus sotte de nos ignorances. Respectons-nous le joueur qui passe dix fois de suite à la roulette avec la rouge ou la noire ? Hé bien ! Dans cette loterie hasardeuse de l’univers, la vertu et le vice, c’est la rouge et la