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LE DISCIPLE

des centaines de volumes. Comment déterminer ceux qui remueraient son imagination sans la bouleverser, qui la troubleraient sans la révolter ? Enfin je me dis tout haut, en imitant la voix de mon père, sa formule favorite : « Procédons méthodiquement, » et je ramenai ce problème à cet autre ; comment les livres avaient-ils agi sur mon imagination à moi, dans mon adolescence, et quels livres ? Je constatai — ainsi que je vous l’ai indiqué déjà dans cette minutieuse confession — que j’avais été attiré surtout vers la littérature par l’inconnu de l’expérience sentimentale. C’était le désir de m’assimiler des émotions inéprouvées qui m’avait ensorcelé. J’en concluais que c’était la loi générale de l’intoxication littéraire. Je devais donc choisir pour la jeune fille des livres qui éveillassent chez elle ce même désir, en tenant compte de la différence de nos caractères. J’avais aimé parmi les écrivains les compliqués et les sensuels, parce que c’étaient là les deux traits profonds, constitutifs, de ma nature. Charlotte était fine, pure et tendre. Il convenait de l’engager sur le dangereux chemin de la curiosité romanesque par des peintures de sentiments analogues à son cœur. Je jugeai en dernière analyse que le Dominique de Fromentin, que la Princesse de Clèves, Valérie, Julia de Trécœur, le Lys dans la vallée, les romans champêtres de George Sand, certaines comédies de Musset, en particulier On ne badine pas avec l’amour, les