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LE DISCIPLE

pédie, puis avec un demi-sourire embarrassé :

— « Je voudrais vous demander un service, » me dit-elle ; et timidement : « J’ai beaucoup d’heures libres ici et dont je ne sais trop que faire… Je voudrais avoir vos conseils pour mes lectures… Le livre que vous aviez choisi l’autre jour m’avait fait tant de plaisir… » Elle ajouta : « D’ordinaire les romans m’ennuient, et celui-là m’a tellement intéressée… »

Je ressentis, à l’entendre me parler de la sorte, la joie que le comte André dut goûter en voyant le soldat ennemi, qu’il a tué pendant la guerre, ériger sa tête curieuse au-dessus du mur. Moi aussi, il me sembla que je tenais mon gibier humain au bout d’un fusil. En m’offrant de diriger ses lectures, Charlotte ne venait-elle pas se placer d’elle-même à ma portée ? La réponse à cette demande me parut d’une importance telle que je feignis un grand embarras. Tout en la remerciant de sa confiance, je lui dis qu’elle me chargeait là d’une mission très délicate et dont je me jugeais incapable. Bref, je fis mine de décliner une faveur que j’étais ravi, jusqu’à l’ivresse, d’avoir obtenue. Elle insista, et je finis par lui promettre que je lui donnerais le lendemain même une liste d’ouvrages. Il s’agissait de ne pas me tromper dans ce choix, autrement difficile que celui d’Eugénie Grandet. Je passai la soirée et une partie de la nuit à prendre et à rejeter en pensée