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LE DISCIPLE

maison jour et nuit. C’était, ce petit énervement quotidien, un auxiliaire auquel je n’aurais jamais osé songer, et que ma conscience de psychologue a comme un plaisir à marquer aujourd’hui. Dès ce soir-là, je vis cette enfant comme suspendue à mes lèvres, à mesure que les naïves amours d’Eugénie et de son cousin Charles déroulaient leurs touchants épisodes. Ce même instinct de comédie qui m’avait guidé dans ma fausse confidence me fit mettre derrière chaque phrase l’intonation que je jugeais devoir lui plaire davantage. Certes, je goûte ce petit livre, quoique je lui préfère dix antres romans dans l’œuvre de Balzac, ceux, par exemple, comme le Curé de Tours, qui sont de véritables écorchés littéraires, et où chaque phrase ramasse en elle plus de philosophie qu’une scolie de Spinoza. Je m’efforçai pourtant de paraître remué par les infortunes de la fille de l’avare jusque dans mes fibres les plus secrètes. Ma voix s’apitoyait sur la douce recluse de Saumur. Elle devenait rancunière contre le déloyal cousin. Ici, comme avant, je me donnais un mal inutile. Il n’était pas besoin d’un art si compliqué. Dans la crise de sensibilité imaginative que traversait Charlotte, tout roman d’amour était un péril. Si le père et la mère avaient possédé, même à un faible degré, cet esprit d’observation que les parents devraient sans cesse exercer autour d’eux, ils auraient deviné ce péril à la physionomie de leur