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LE DISCIPLE

roman, et j’appréhendais qu’il ne refusât d’en écouter la lecture.

— « Bravo ! » répliqua-t-il au contraire lorsque je lui soumis mon idée. « c’est un de ces livres qu’on lit une fois,dont on parle toujours et qu’on oublie tout à fait… Je l’ai vu une fois à Paris, ce Balzac, chez les Castries… Il y a plus de quarante ans de cela, j’étais un blanc-bec alors… Mais je me le rappelle bien, un gros, trapu et court, bruyant, important, de beaux yeux vifs, l’air commun… »

Le fait est qu’après les premières pages, il commença de sommeiller, tandis que la marquise, Mlle Largeyx et lu religieuse tricotaient sans rien laisser deviner de leur pensée, et que le petit Lucien, en possession d’une boite à couleurs depuis peu de jours, enluminait consciencieusement les illustrations d’un gros volume. Moi, en lisant, j’observais surtout Charlotte, et je n’eus pas de peine à constater que pour cette fois mon calcul avait été juste, et qu’elle vibrait sous les phrases du roman, comme un violon sous un habile archet. Tout la préparait à recevoir cette impression, depuis ses sentiments déjà troublés jusqu’à ses nerfs un peu tendus par une influence d’un ordre physique. On ne vit pas impunément des semaines dons une atmosphère comme celle de ce château, toujours tiède, presque étouffante. L’hypocondrie du marquis exigeait que le calorifère chauffât la