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LE DISCIPLE

pas la moisson prochaine de l’été. Encore le promeneur a-t-il pour excuse qu’il n’a pas vu semer le grain, au lieu que je l’avais semé moi-même, ce grain fécondant, et je n’en devinais pas davantage la récolte à venir !

Cette conviction que j’avais échoué d’une manière définitive dans mon premier effort pour me faire aimer de Charlotte augmenta durant les jours qui suivirent cette fausse confidence. Car elle ne me parla qu’à peine. J’ai su depuis, par ses propres aveux, qu’elle dissimulait sous cette froideur un trouble grandissant qui la déconcertait elle-même par sa nouveauté, sa force et sa profondeur. En attendant, elle paraissait absorbée par l’étude du jeu de trictrac dont le marquis avait découvert les règles en feuilletant le volume de l’Encyclopédie. Se rappelant que c’était le passetemps favori de son grand-père l’émigré, il avait renoncé à étudier les autres jeux détaillés dans le livre. Tout de suite un marchand de Clermont avait dû envoyer de quoi satisfaire ce caprice. La table de trictrac à peine installée dans le salon, les soirées se passaient pour le père et pour la fille à jeter les dés qui sonnaient avec un bruit sec contre le rebord de bois. Les termes cabalistiques de petit jan, de grand jan, de jan de retour, de bezet, de terne, de quine, les « je bats » et les « je remplis » se mélangeaient maintenant aux propos tenus par la marquise et ses deux com-