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LE DISCIPLE

sceptique et sensible, décorait un côté de la porte ; de l’autre côté se trouvait celui de sa femme, encore coquette sous une haute coiffure étagée et des mouches aux joues. En regardant ces deux peintures, tandis que Lucien traduisait un morceau d’Ovide ou de Tite-Live, je me demandais ce que faisaient mes aïeux, à moi, durant les années de l’autre siècle où vivaient les deux personnes représentées dans ces portraits. Je les voyais, ces rustres, ces vilains dont j’étais sorti, poussant la charrue, émondant la vigne, hersant la terre dans les plaines brumeuses de Lorraine, pareils aux paysans qui passaient sur la route devant les portes du château, par tous les temps, et qui, bottés jusqu’aux genoux, traînaient un bâton ferré attaché à leur poignet par une courroie. Cette image donnait l’attrait d’une vengeance presque légitime au soin que je prenais de composer ma physionomie. Chose singulière, quoique je détestasse en théorie les doctrines de la Révolution et le spiritualisme médiocre qu’elles dissimulent, je me retrouvais plébéien dans ma joie profonde à songer que moi, l’arrière-petit-fils de ces cultivateurs, j’arriverais peut-être à séduire l’arrière-petite-fille de ce grand seigneur et de cette grande dame par la seule force de ma pensée. J’appuyais mon menton sur ma main, je contraignais mon front et mes yeux à se faire tristes, sachant que Lucien épiait les expressions de mon visage dans l’espoir de