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LE DISCIPLE

en harmonie avec son cœur à elle, et si contraires à l’évidence qu’elle aurait passé pour fausse ou flatteuse aux yeux d’un observateur malveillant. Elle disait à sa mère, si commune d’âme, si matérielle : « Vous, maman, qui êtes si fine… ; » à son père, si cruellement égoïste ; « Vous, papa, qui êtes si bon… ; » à son frère, si absolu, si entier : « Toi qui comprends tout… ; » et elle le croyait. Mais cette illusion où s’emprisonnait cette créature ingénue et trop tendre la laissait en proie à la solitude morale la plus complète, et dépourvue, à un degré bien dangereux, de toute entente des caractères. Elle s’ignorait comme elle ignorait les autres. Elle se languissait, à son insu, du besoin de rencontrer quelqu’un qui eût une analogie de sentiment avec elle. Il lui arrivait, par exemple, je l’observai dès les premières promenades que nous fîmes ensemble, d’être la seule à sentir vraiment la beauté du paysage formé par le petit lac, les bois qui l’environnent, les volcans lointains et le ciel d’automne, souvent plus beau que le ciel d’été à cause du contraste de son azur avec les ors des feuillées, parfois si voilé, si tristement vaporeux et lointain. Elle tombait ainsi dans des silences sans cause apparente qui venaient de ce que son être trop ému se dissolvait réellement dans le charme des choses. Elle possédait, à l’état d’instinct obscur et de sensation inconsciente, cette faculté qui fait les grands poètes et les grandes