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LE DISCIPLE

nir de cette apparition unique, votre profil détaché sur la fenêtre de votre cabinet de travail avec ce fond de paysage parisien si vaste et si triste, pour en goûter à nouveau la méditative poésie. Le mot d’incomplet me paraît seul résumer la singulière défaveur que la soudaine comparaison entre le comte et moi répandit sur mes propres convictions. C’est dans le sentiment de cet incomplet que résida le principe tentateur dont je fus la victime, Il n’y a rien de bien original, je crois, dans cet état d’âme d’un homme qui, ayant cultivé à l’excès en lui-même la faculté de penser, rencontre un autre homme ayant cultivé au même degré la faculté d’agir, et qui se sent tourmenté de nostalgie devant cette action pourtant méprisée. Gœthe a tiré tout son Faust de cette nostalgie-là. Je n’étais pas un Faust ; je n’avais pas, comme le vieux docteur, épuisé la coupe des sciences ; et cependant il faut croire que mes études de ces dernières années, en m’exaltant dans un sens trop spécial, avaient laissé en moi des puissances inemployées, qui tressaillirent d’émulation à l’approche de ce représentant d’une autre race. Tout en l’admirant, l’enviant et le dédaignant à la fois, durant les jours qui suivirent, je ne pouvais empêcher ma tête de travailler et mes raisonnements d’aller. Et je songeais : « Un homme qui vaudrait celui-ci par l’action et qui me vaudrait par la pensée, celui-là serait vraiment l’homme