Page:Bourget - Le Disciple.djvu/122

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
121
LE DISCIPLE

abrégé, de presque rudimentaire dans ces pièces et particulièrement dans les chroniques me séduisait au point que, resté tout seul, il m’arrivait de les jouer avec des chaises, qui devenaient ainsi York ou Lancastre, Warwiek ou Glacester. Ô naïveté !… Mon père, lui, dont les répugnances pour les réalités douloureuses de la vie étaient extrêmes, avait goûté dans Shakespeare les côtés touchants et purs, les profils de femme d’une délicatesse achevée ; Imogène et Desdémone, Cordélie et Rosalinde lui avaient plu, quoique de tels rapprochements puissent sembler étranges, pour les mêmes raisons que les romans de Dickens, ceux de Topffer et jusqu’aux enfantillages de Florian et de Berquin. Voilà des contrastes qui prouvent l’incohérence des jugements artistiques uniquement fondés sur l’impression sentimentales. Tous ces livres, je les lisais aussi, et par surcroit ceux de Walter Scott, de même que les récits champêtres de George Sand, dans une autre édition illustrée. Il est certain qu’il eût mieux valu pour moi ne pas nourrir mon imagination d’éléments aussi disparates, et quelques-uns dangereux. Mais mon âge ne me permettait guère de comprendre que le quart des phrases, et d’ailleurs, tandis que mon père peinait à son tableau noir, en train de combiner ses formules, la foudre aérait tombée sur la maison sans qu’il y prit garde, emporté qu’il était sur les ailes du puissant démon de l’abstrac-