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LE DISCIPLE

un caillou, qui me représentait un grand explorateur, d’un bout à l’autre de ce balcon et parmi d’autres pierres prises dans les pots de fleurs. Ces autres pierres me figuraient, les unes des villes, les autres des animaux curieux dont j’avais lu la description. Une des fenêtres du salon donnait sur ce balcon. Elle était entr’ouverte, et, mon jeu m’ayant amené jusque-là, j’entendis que ma mère parlait de moi avec une visiteuse. Je ne pus me retenir d’écouter avec ce battement de cœur que m’a longtemps donné l’idée de ma personnalité jugée par les autres. Plus tard j’ai compris qu’entre notre être véritable et l’impression produite sur nos proches, même sur nos amis, il n’y a pas plus de rapports qu’entre la couleur exacte de notre visage et la couleur de son reflet dans une glace bleue, verte ou jaune.

— « Peut-être, » disait la visiteuse, « vous trompez-vous sur le compte de ce pauvre Robert. À dix ans on est si peu formé… »

— « Dieu vous entende, « reprenait ma mère, « mais je tremble qu’il n’ait aucune espèce de cœur. Vous n’imaginez pas comme il a été dur lors de la mort de son père… Le lendemain, il avait l’air de n’y plus penser… Et depuis, jamais un mot… vous savez, un de ces mots qui font voir que l’on se souvient de quelqu’un… Quand je lui en parle, il me répond à peine… On dirait qu’il n’a jamais connu ce cher homme qui était si bon pour lui… »