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LE DISCIPLE

suffrage universel, la plus monstrueuse et la plus inique des tyrannies, — car la force du nombre est la plus brutale des forces, n’ayant même pas pour elle l’audace et le talent. La jeune bourgeoisie s’est résignée à tout, elle a tout accepté pour avoir le droit de faire la besogne nécessaire. Si nos soldats vont et viennent, si les puissances étrangères nous gardent leur respect, si notre enseignement supérieur se développe, si nos arts et notre littérature continuent d’affirmer le génie national, c’est à elle que nous le devons. Elle n’a pas de victoire à son actif, cette génération des jeunes gens de la guerre, cela est vrai. Elle n’a pas su rétablir la forme traditionnelle du gouvernement, ni résoudre les problèmes redoutables que l’erreur démocratique nous impose. Pourtant, jeune homme de 1889, ne la méprise pas. Sache rendre justice à tes aînés. Par eux la France a vécu.

Comment vivra-t-elle par toi, c’est la question qui tourmente à l’heure actuelle ceux de ces aînés qui ont gardé, malgré tout, la foi dans le relèvement du pays. Tu n’as plus, toi, pour te souvenir, la vision des cavaliers prussiens galopant victorieux entre les peupliers de la terre natale. Et de l’horrible guerre civile tu ne connais guère que la ruine pittoresque de la Cour des comptes, où les arbres poussent leur végétation luxuriante parmi les pierres roussies qui prennent de poétiques allures de palais anciens, en attendant que cette trace aussi disparaisse. Nous autres, nous n’avons jamais pu considérer que la paix