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— « Il y a déjà un peu de temps, » fit-elle évasivement. Puis, détournant aussitôt la conversation : « Tenez bien votre monture, monsieur de Maligny… Je vois un daim dans le fourré. Quelquefois, les chevaux en ont horriblement peur. On ne sait pas trop pourquoi… J’ai failli être tuée, l’été dernier, par la plus sage des juments que nous ayons jamais eues à la maison. Elle a aperçu un de ces petits cerfs qui débouchait à un tournant. Elle s’est emballée, sans que j’aie pu la ramener, jusqu’à la porte de Boulogne… J’ai bien cru que c’était fini, et que j’y restais… »

Elle rappelait cette aventure avec un de ces sourires de côté où il tient de l’énervement et du défi. Et pas un mot de plus sur sa mère morte. Gardait-elle si peu de fidélité à ce souvenir, sur lequel le peu scrupuleux Jules avait médité de spéculer ? Il ne se doutait pas que cette image de la plus chère des disparues déchirait, chaque fois, le cœur de la jeune fille. Encore, maintenant, elle venait d’avoir horriblement mal à l’évocation inattendue d’un passé resté si cher. Mais ce n’était pas seulement sa beauté délicate qui la rendait pareille au plus délicat des types féminins créés par Shakespeare. « Que pourra faire Cordelia ? Aimer et garder le silence… » Hilda était trop profondément sensible pour que tout son être ne se repliât pas à l’idée de raconter ce qu’elle sentait. Quelle ironie dans certains contrastes d’attitudes et de langages ! Cette jeune fille, si passionnément tendre, taisait ses émotions, à cause de leur excès même, tandis que Jules proclamait, communiquait les siennes, précisément parce qu’elles étaient superficielles. Il les fouettait, il les surexcitait en les parlant. Si intelligent qu’il fût, comment aurait-il compris une nature à ce point différente de la sienne ?