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écarta brusquement l’un de l’autre. Une main introduisait une clef dans la serrure de la porte d’entrée. C’était le père qui revenait au logis. — « Du courage, maman, » dit Eugène. « Je te promets qu’il ne saura rien… » — « Et j’ai tenu ma parole, » me répétait-il à moi, quand nous nous revîmes et qu’il me raconta cette scène, « avec quel effort, tu le devines. J’ai passé dans l’autre chambre pour me donner le temps d’essuyer mes yeux, de composer mes traits. Et j’écoutais la voix de mon père demander : « Tiens, Eugène est venu, voici son chapeau ? » — « Oui, » répondait ma mère, « il cherche un livre dans la bibliothèque. C’est heureux qu’il soit monté ce matin. Je me suis sentie si mal quand tu as été parti. Il m’a examinée. Ce ne sera rien… » Elle venait de trouver un pieux mensonge qui me permît de paraître, sans que mon père s’étonnât de mes paupières rougies et de mon visage altéré. Malgré moi, sans ce prétexte, mon émotion m’eût trahi. Je les quittai aussitôt. Je n’en pouvais plus… Le croirais-tu ? C’est cette première heure, où je me suis retrouvé seul, qui a été la plus dure. J’ai marché devant moi, vite, indéfiniment. J’aurais voulu me fuir, m’en aller de moi, ne plus rencontrer ma pensée. Il me semblait que cette pensée même n’était plus à moi, que je l’avais volée, volé mon intelligence, mes idées, le meilleur de moi. Ces années de travail qui m’avaient fait ce que j’étais, cette Science que j’avais tant aimée, cette culture dont