Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/88

Cette page n’a pas encore été corrigée

pour lui, sans se nommer et sans nous nommer. Il savait qu’une petite somme lui avait été léguée. Il avait touché les deux premières années. Puis rien… Il a tout deviné, et, depuis quatorze mois, nous vivons avec l’idée qu’il fera ce qu’il a fait ce matin, qu’il te parlera, et que tu nous jugeras, que tu nous condamneras, que tu nous mépriseras… Ah ! » conclut-elle avec une supplication passionnée, « juge-moi, condamne-moi, méprise-moi, Eugène, mais pas ton père. Epargne-le. Il n’est pas coupable, je te le jure. C’est moi qui ai tout médité, tout voulu. Je suis la seule coupable, la seule. Le bon Dieu le sait bien, et la preuve, c’est qu’il a permis que tu ne trouves que moi ici, maintenant… Je n’aurais pas osé lui demander cela. C’était plus que je ne méritais. Mais il m’a pardonné, je le sens. J’ai tant souffert… Moi, ce n’est rien, je vais pouvoir me confesser, communier !… Ah ! Eugène, aie pitié de ton père… » — « Je n’ai le droit de vous juger ni toi, ni lui, » répondit-il. Cet homme, habitué pourtant par métier au contact de la souffrance, demeurait anéanti devant l’abîme de misère qu’il avait côtoyé toute sa jeunesse, sans le voir, sans même le soupçonner. Il n’avait pas soupçonné, non plus, le délire d’amour de cette mère, qu’il était le seul à ne pouvoir condamner. Il avait devant lui une âme humaine, toute nue, toute saignante, et quelle âme, celle dont la sienne était issue ! Qu’elle avait souffert en effet, cette pauvre âme, et comme le repentir et la foi l’avaient marquée de leurs grandes touches ! Comme,