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le palier du premier étage, pour essayer de me reprendre. Il me fallait à tout prix trouver en moi l’énergie d’opposer aux questions d’Eugène des réponses assez bien calculées pour le détourner de continuer cette terrible enquête. La première condition était que mon visage ne démentît pas mes paroles. Ma pitié pour cet ami, menacé de cette affreuse révélation, m’aurait-elle donné cette énergie ? Je n’eus pas l’occasion de mettre ma volonté à cette épreuve. J’avais compté sans la fièvre d’impatience dont Eugène était dévoré. Comme mon absence se prolongeait, il était venu lui-même à la porte de la maison, puis dans la cour, puis au bas de l’escalier, en sorte qu’au moment où je me tenais sur la dernière marche, tout hésitant, tout bouleversé, je le vis surgir devant moi, qui me demandait : — « Tu es resté bien longtemps. Que t’a-t-il dit ? » — « Rien d’intéressant, » répondis-je, « c’est ce que j’avais pensé. Un bohème à qui ton père fait la charité… » — « Pourquoi es-tu si troublé alors ? » continua-t-il. « Tu trembles ? Tu es pâle ?… » — « C’est l’impression de cette misère, » répliquai-je, et j’ajoutai en l’entraînant : « Allons, un peu d’air me remettra… » — « Allons, » fit-il, puis, m’arrêtant net, et fichant de nouveau ses yeux dans mes yeux : « Non, il y a quelque chose. Je le sens. Je le vois. Tu ne me dis pas la vérité. Tu ne me la diras pas… Tant pis ! J’y vais moi-même… » — «