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et ses mots, énoncés avec cette gêne, avec ce bégaiement presque, prenaient une force de vérité plus poignante. C’était comme le symbole de l’étouffement où il s’était débattu durant toute sa jeunesse, à cause du crime dont il portait maintenant témoignage. « Non, monsieur, » répétait-il, « ce ne sont pas mes bienfaiteurs. Ce sont mes bourreaux. Si je suis devenu ce que je suis devenu : un fruit sec, un raté, un lamentable raté, si je bois, monsieur, c’est leur faute… Je n’ai pas la preuve, c’est vrai, je ne l’ai pas, celle que je pourrais produire en justice pour démontrer que ces soi-disant bienfaiteurs m’ont volé, oui, monsieur, qu’ils m’ont volé… Et puis, qu’est-ce que je ferais de cet argent maintenant ? Au lieu qu’à vingt ans !… A vingt ans, j’aurais payé pour mon volontariat, d’abord. Ensuite j’aurais fait mon droit ou ma médecine… Je serais un grand avocat ou un grand médecin. Il ne faut pas me juger sur ce que vous me voyez… a ruind piece of nature, comme disait l’autre. » II prononça cette phrase anglaise avec un accent très incorrect, mais assez net pour que je reconnusse le cri célèbre du Roi Lear. Qu’il pût, dans cette dégradation, citer du Shakespeare, ne fût-ce qu’une réplique, après avoir cité de l’Horace, ne fût-ce que deux vers, quelle preuve plus navrante qu’il y avait eu, en effet, dans le Pierre Robert que j’écoutais, l’ébauche d’un autre homme ? Hélas ! Il n’en restait que les traits fins de ce masque consumé, ces tout petits débris de culture, et ces spasmes de rancune contre ceux qu’il accusait de