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Pendant qu’il me parlait, prenant mon silence pour un acquiescement, sa physionomie s’animait. J’y reconnaissais cette expression d’arrogante autorité dont Eugène avait été frappé. Ce changement d’attitude était si singulier chez un mendiant tout à l’heure si humble ; il y avait une si énigmatique menace dans les mots dont il se servait, et en même temps une telle certitude d’un droit imperceptible, que je le laissai parler sans le contredire. J’eus une divination foudroyante de ce que j’allais entendre. La phrase qu’il avait prononcée cinq minutes auparavant : si on lui avait remis ce que son père lui avait laissé… s’illumina tout d’un coup pour moi d’une évidence affreuse. Ce ne fut qu’un éclair, et je lui disais : — « Vous n’êtes pas juste. Je ne viens pas de la part des Corbières, mais à supposer que je vinsse de leur part vous transmettre ce message, pourquoi non ? Si les Corbières veulent que vous quittiez Paris, c’est dans votre intérêt. S’ils vous reprochent de vous tuer d’alcool, ils ont trop raison. Et, puisque vous m’avez avoué vous-même avoir reçu de l’éducation, vous savez que vous ne devez pas parler ainsi de vos bienfaiteurs… » — « Eux ? » s’écria-t-il, « mes bienfaiteurs ? Ils se sont donnés à vous pour mes bienfaiteurs ? » Il se mit à rire du rire qu’Eugène l’avait vu avoir chez le liquoriste de la rue Saint-Jacques devant son verre plein d’absinthe. Une saute subite de demi-ivresse le faisait passer de la torpeur à l’excitabilité. Cette irritation rendait sa parole plus embarrassée encore,