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l’étrange inégalité. Se trouvait-il fatigué des discours qu’il venait de me tenir, avec des hésitations dans l’attaque des mots qui révélaient l’aphasie latente ? Avais-je exprimé trop vivement une curiosité injustifiée et devant laquelle il s’arrêtait, étonné ? Toujours est-il qu’au lieu de me répondre, il reprit : — « Vous voyez, monsieur, qu’on ne vous a pas trompé et que j’ai bien besoin des secours des personnes charitables… » — « Vous en connaissez déjà quelques-unes, » fis-je en tirant de ma poche la pièce d’or que j’y avais préparée, et je la posai sur la table, en prononçant le nom des parents d’Eugène. « Je sais que les Corbières sont très bons pour vous… » — « Vous connaissez les Corbières ? » dit-il en retirant sa pipe de sa bouche, et, penché en avant, il me regardait avec un regard qui, cette fois, s’allumait d’un étrange éclat. Puis, haussant les épaules, il recommença de fumer, en ajoutant : « Je comprends, ce sont eux qui vous ont envoyé ici. Je le sais, et je sais aussi pourquoi. Voulez-vous que je vous le dise ? Vous aller me conseiller de quitter Paris. Est-ce vrai, voyons ? Ils vous ont raconté que je m’assommais d’alcool, que je m’abrutissais, que je me tuais. C’est les discours qu’ils me tiennent chaque fois que j’y vais… Hé bien ! Non. Non. Non. Je ne m’en irai pas. Je ne quitterai pas Paris. Ces gens me verront, entendez-vous, ils me verront. C’est ma vengeance, et ils la subiront jusqu’au bout… »