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d’une des innombrables victimes de l’éducation moderne s’éclairât pour moi d’une lueur qui m’effraie encore, quand je reviens en pensée à cette minute, pourtant si lointaine : — « Vous n’avez donc pas de famille ? » lui demandai-je. — « Je suis un enfant naturel, » répondit-il, « un bâtard, tout mon malheur vient de là… Ce n’est pas la faute de mon père pourtant. Il était marié. Il avait une place importante. Il a fait pour moi ce qu’il a pu. Il a donné de l’argent à ma mère pour m’élever tant qu’elle a vécu. Quand elle est morte, j’avais huit ans. Il m’a mis au collège, et il a payé pour moi. S’il n’était pas mort, lui aussi, au moment même où je sortais du lycée, ma vie aurait tourné autrement, — ou bien si l’on m’avait remis ce qu’il m’avait laissé… » — « Il n’avait donc pas fait un testament en règle ? » interrogeai-je, comme il se taisait. Je redoutais une de ces soudaines réticences, comme en ont ces étranges causeurs qui vous racontent les plus intimes particularités de leur vie, les plus honteuses quelquefois, puis ils s’arrêtent devant un détail, souvent insignifiant, et ils s’entêtent à un mutisme aussi complètement inexplicable, aussi involontaire et irréfléchi que leur confiance de tout à l’heure. Ce sont des impulsifs et des momentanés qui n’obéissent qu’à des impressions toutes subjectives. Celui-ci me regardait, comme je le questionnais, avec ces prunelles bleues dont j’avais remarqué d’abord la douceur, dont je remarquais à présent