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de haut. Je me dis : j’irai aux colonies comme soldat et j’y resterai comme colon. J’ai fait deux ans d’Algérie et deux de Tonkin. Quand j’ai vu quelle blague c’était que cette vie de là-bas, le dégoût m’a pris. Et puis j’ai été malade. Est-ce la peine, je vous demande, de conquérir des pays où un honnête homme ne peut seulement pas boire son pousse-café sans que le foie s’en mêle ? Sitôt libre, je me suis juré que je ne quitterais plus Paris. M’y voici depuis trois ans. C’est dur d’y vivre quand on n’a pas de carrière, et à mon âge, on n’en commence pas… » — « Comme ancien sous-officier, pourtant, vous avez droit à une pension ? » insinuai-je. — « Ils m’avaient remis simple soldat, quand je suis parti, » répondit-il. « Quand on a pas de protections, ils ne vous pardonnent rien… » Qui étaient ces Ils mystérieux, sinon les persécuteurs imaginaires que le détraquement de son vice faisait entrevoir au malheureux derrière ses insuccès, en attendant que les hallucinations du delirium tremens vinssent l’assiéger de leurs cauchemars. C’était jusqu’ici la confession lamentable du déclassé vulgaire qui s’est laissé glisser sur la pente plutôt qu’il ne l’a descendue, par manque de volonté, par manque de milieu où se retremper, par manque de fortune aussi. C’est la plus cruelle conséquence de la nécessaire inégalité sociale, que la marge des fautes irrémédiables soit si large pour le riche, si étroite pour le pauvre ! Quelques mots allaient suffire pour que cette physionomie banale