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La provenance du tabac qui remplissait ce culot était révélée par la collection de bouts de cigares amoncelés sur un coin de la table. Le vagabond les avait ramassés le long des rues. Ce philosophe dépenaillé ne se dérangea pas pour me recevoir ; il ne se leva pas de sa chaise ; il ne perdit pas une bouffée de son brûle-gueule ; et ses yeux bleus ne laissèrent passer aucune curiosité, aucun étonnement dans leurs prunelles mornes, quand je lui demandai : — « M. Pierre Robert, s’il vous plaît ?… » — « C’est moi, monsieur, » répondit-il, « que me voulez-vous ?… » Je commençai de lui expliquer, comme il avait été convenu avec Corbières, que j’appartenais à une société de bienfaisance. Je l’avais, par un de ses voisins, su peu fortuné, et j’étais venu voir ce qui en était réellement. Je me sentais terriblement gauche dans ce rôle, très nouveau pour moi, de « Petit Manteau Bleu. » J’appréhendais cette orgueilleuse arrogance dont Eugène m’avait parlé. Ce sursaut d’amour-propre ne se produisit pas. Le gueux m’écoutait avec la même passivité qu’il avait eue pour me recevoir. Il ne s’inquiéta ni du nom de la société que j’étais censé représenter, ni du voisin qui était censé l’avoir désigné. Il dit seulement, en me montrant la desserte de son déjeuner sur la table et les bouts de cigares à côté : — « C’est bien vrai que je ne suis pas riche en ce moment. Voilà ce que je mange et voilà ce que je fume… Mais j’en ai vu bien d’autres en Afrique… »