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je quittai la rue Amyot, le hasard voulut que je prisse la rue de la Vieille-Estrapade, pour obliquer ensuite par la rue Saint-Jacques. Je ne sais si tu te rappelles qu’avant d’arriver à la rue Soufflot, il y a là, sur la main gauche, une espèce de taverne, un débit de liqueurs plutôt, d’un caractère assez étrange, avec tout un décor de tonneaux et de tables en bois brut ?… Ce n’est pas le marchand de vins et ce n’est pas le café. Le public qui fréquente là n’est pas non plus celui des cafés ni des marchands de vins. Quelques ouvriers y vont, très peu, mais surtout des bourgeois en train de se déclasser : des pions sans collège, des peintres sans atelier, des publicistes sans journal, des poètes sans éditeur, de futurs avocats sans causes, des carabins sans inscriptions. La boisson favorite du lieu est l’absinthe. Je ne passe jamais devant cet endroit sans y jeter un coup d’œil, presque malgré moi. J’y ai quelquefois repêché de vieux camarades d’hôpital… J’y regardai, ce matin-là encore, et je reconnus, accoudé sur une des tables du fond, avec un verre auprès de lui, rempli de l’affreuse drogue verdâtre et laiteuse, l’énigmatique réfractaire que je venais de rencontrer chez mon père. Comme je restais là, immobilisé par la curiosité, il releva la tête et regarda de mon côté. Je reculai, comme un coupable pris en flagrant délit, et je me cachai derrière l’auvent d’une boutique voisine. Peine perdue ! Il était déjà complètement ivre et incapable de se remettre mon visage. Le sien me frappa, cette fois, plus sinistrement que tout à l’heure, à cause du contraste